Introduction
C’est en novembre 2002 que j’ai commencé
à étudier ce que j’avais identifié comme
« les pèlerins de Marie Madeleine »: des personnes,
originaires d’Europe ou des Etats-Unis, venues en France pour
visiter des lieux considérés comme liés à
la figure de Marie Madeleine. Influencés principalement par
les théories sur Marie Madeleine formulées dans le
livre The Holy Blood and the Holy Grail (1982) écrit
par trois journalistes anglais (Michael Baigent, Richard Leigh et
Henry Lincoln), ces pèlerins tiennent pour acquise l’existence
d’un lien entre Marie Madeleine, les cathares et les templiers
et les Vierges noires. Leur itinéraire incluait la visite
des sites chrétiens français liés à
Marie Madeleine, comme la grotte de la Sainte Baume ou la basilique
de Vézelay, ainsi que d’autres lieux historiques comme
le château de Montségur ou des sanctuaires dédiés
à des Vierges noires. J’ai été amené
à m’intéresser au sens que les pèlerins
attribuaient à la figure de Marie Madeleine et à la
manière dont ils réinterprétaient certaines
églises et statues chrétiennes rencontrées
sur leur chemin [1].
En 2003, Dan Brown publiait, aux Etats-Unis, The Da Vinci
Code. Ce livre, bientôt devenu un best-seller international,
présente, sous la forme d’un thriller, un ensemble
de « révélations » et de « secrets
ésotériques » déjà contenus dans
The Holy Blood and the Holy Grail et d’autres livres.
L’écrivain américain affirme que le personnage
évangélique de Marie Madeleine serait l’épouse
du Christ et la mère de ses enfants . Il a diffusé
ainsi auprès du grand public les théories de Baigent,
Leigh et Lincoln, suscitant un énorme débat aux Etats-Unis
et en Europe. Des pèlerinages sur les sites associés
à Marie Madeleine avaient toutefois eu lieu dès avant
la parution du roman de Brown. On trouve des traces de ces périples
dans une série de livres du début des années
1990 dans lesquels les auteurs décrivent des expériences
spirituelles qu’ils ont vécues dans ces lieux (par
exemple Starbird 1999).
Dès le commencement de ma recherche il apparaissait clairement
que ces pèlerins étaient des lecteurs assidus, très
au fait de la vie de Jésus et de Marie Madeleine et des différents
« mystères » associés aux mouvements des
cathares et des templiers. Je voudrais explorer ici, sur la base
de l’ethnographie d’un groupe de pèlerins italiens
de Marie Madeleine, suivis à l’été 2003,
les interprétations et les pratiques suscitées par
de telles lectures. Le pèlerinage que j’ai observé
présente le double intérêt de précéder
la sortie du Da Vinci Code et de rassembler des personnes
issues pour la plupart de familles imprégnées par
des valeurs et des références catholiques. Dans ce
cadre je voudrais montrer le processus parmi lequel les pèlerins
construisent une figure de Marie Madeleine inspirée tant
de leurs connaissances livresques que de ce qu’ils expérimentent
au cours de leur voyage. Ce personnage du panthéon chrétien
semble fonctionner finalement comme le lien métaphorique
permettant d’opérer la jonction entre un ancrage catholique
et des croyances actuelles issues de la « spiritualité
féministe » qui émerge dans les années
1980 aux Etats-Unis et en Grand Bretagne.
Pèlerins sur les traces de Marie
Madeleine
La participation à des groupes organisés de «
pèlerins » est ouverte à tous ceux qui peuvent
assumer les frais de voyage [2].
Les pèlerins arrivent non seulement des Etats-Unis, mais
aussi d’Allemagne, d’Espagne et d’Italie, je n’ai
pas rencontré jusqu'à présent des « pèlerins
» français. Le voyage astreint chaque participant à
un rythme très soutenu: la France presque entière,
du Nord au Sud-est est parcourue en l’espace de dix jours
seulement, chaque journée comportant de multiples haltes.
Le partage de la chambre avec un autre pèlerin rend malaisée
la prise de notes de terrain, de même que la promiscuité
constante avec les membres du groupe. Cette promiscuité tend
cependant à créer un intense climat émotionnel
qui incite les pèlerins à discuter sans cesse entre
eux de leur vie spirituelle et à partager les sensations
éprouvées au cours du voyage. Les conversations ordinaires
sont limitées aux déplacements en voiture ou en car.
Chaque guide organise le voyage de son groupe comme il l’entend.
Il peut privilégier certains sites au détriment d’autres.
Le style des visites et les commentaires sur place varient considérablement
d’un guide à l’autre. Tous les guides s’efforcent
cependant de présenter plusieurs interprétations possibles
d’un même lieu ou d’une même expérience
en laissant place à la discussion au sein du groupe des informations
entendues. Les discours des guides sont construits sur la base des
différentes livres existants sur Madeleine et sur les lieux
visités mais aussi à partir de leur propre expérience
de Marie Madeleine et de son « énergie ».
Ces pèlerins partagent avec le mouvement New Age la vision
d’un monde animé par un principe généralement
désigné comme « énergie ». Chaque
élément de l’univers possède dans cette
vision un champ énergétique propre, délimité
par une membrane immatérielle qui le délimite et l’unit
tout en même temps à la force énergétique
universelle. La compréhension du terme d’ « énergie
» est en fait toujours supposée partagée, si
bien que nul n’éprouve jamais la nécessité
d’en proposer une analyse ni même une définition.
Tout au plus le pèlerin peut-il éventuellement s’interroger
et discuter sur les différentes manières de percevoir
ou d’entrer en contact avec l’énergie de tel
ou tel objet, personne ou lieu. L’une de ces « techniques
de connexion » utilisée dans le contexte du pèlerinage
sera décrite plus loin.
J’ai pu participer en août 2003 à un voyage
organisé de neuf jours, auquel participait un groupe de 14
italiens, trois hommes, 10 femmes et un enfant de deux ans [3].
La brochure de présentation sur laquelle on reviendra plus
tard présentait ce voyage comme un « pèlerinage
» devant évoquer différents thèmes liés
à Marie Madeleine. Le choix des lieux visités était
explicitement lié aux livres de contenu ésotérique
sur Marie Madeleine qui seront présentés plus loin
et le voyage incluait une visite à Rennes-le-Château,
« siége du Prieuré de Sion ». Les sites
liés à Marie Madeleine en Provence (Sainte Baume,
Saint Maximin en Provence, Les Saintes Maries de la Mer), en Bourgogne
(Vézelay), les châteaux cathares de Carcassonne et
Montségur, l’église des Templiers de Montsaunes
près de Toulouse, les Vierges noires de Saint Victor à
Marseille, de Rocamadour et de Chartres, ainsi que des sites considérés
importants pour leur puissance énergétique liée
aux éléments naturels (Fontestorbes près de
Montségur, Gouffre de Padirac) ont de même été
visités.
Celso, le guide du groupe, un homme âgé d’environ
50 ans a longtemps travaillé, après une formation
de naturopathe, dans une entreprise de distribution de produits
biologiques. Il donnait parallèlement des cours le week-end
et il enseignait des « techniques énergétiques
» pour le développement personnel. Il accompagnait
enfin occasionnellement des groupes d’italiens partis effectuer
au Pérou ou au Mexique des parcours initiatiques avec des
maîtres locaux. Celso décide finalement d’abandonner
son entreprise pour se consacrer entièrement à l’enseignement
et aux voyages. En 2002, avec deux femmes et un homme présents
au pèlerinage, il a crée une association (associazione
culturale) qui lui sert de cadre pour ses différentes
activités.
Tous les pèlerins ont connu Celso à travers ses
cours ou voyages. Eux-mêmes exercent des activités
professionnelles variées: le groupe comporte des professeurs
d’école secondaire, des informaticiens, des fonctionnaires
et un jeune homme qui se présente comme responsable du premier
web pornographique et gratuit en Italie – c’est par
ailleurs le seul célibataire du groupe. Agès de 35
à 53 ans, tous ont reçu une éducation catholique.
Ces nouveaux pèlerins tiennent à se distinguer du
mouvement « New Age », les « New Agers »
étant perçus comme des « curieux » qui
n’aspirent à une relation authentique ni avec soi-même
ni avec le transcendant, dans un pur rapport de consommation avec
les biens spirituels. On pourrait, en allant plus loin, affirmer
que le groupe de Celso se construit largement par opposition à
tout ce qu’ils associent au « New Age ». Une fois
arrivés à Rennes-le-Château, notre guide nous
informe qu’il s’agit là, d’un site bien
connu des New Agers, en affichant un écart par rapport à
la médiatisation de l’histoire du Prieuré de
Sion, évoquée dans The Holy Blood and the Holy
Grail. La pratique d’« exercices spirituels »
sur ce lieu lui permettait d’ailleurs de bien distinguer la
visite de ses pèlerins de celles effectuées par des
touristes et des « curieux ». Il se justifiait, ensuite,
d’avoir contacté un guide local, arguant que c’était
la seule manière pour pénétrer dans l’église
dédiée à Marie Madeleine et d’entrer
en contact avec l’énergie du lieu en toute tranquillité.
Car, à la différence des autres visiteurs, les pèlerins
savent pourquoi ils sont là et ils peuvent découvrir,
grâce aux exercices, le type particulier « d’énergie
» stocké dans ce lieu et apprendre à l’utiliser
pour se connaître eux-mêmes. L’attitude des «
New Agers » est dénoncée comme une volonté
de dévoiler des mystères et d’obtenir des pouvoirs,
sans réel engagement dans une quête intérieure
véritable.
Les touristes, uniquement préoccupés de l’attrait
esthétique ou historique du lieu, sont jugés quant
à eux n’avoir aucune conscience de la puissance énergétique
du lieu. Susanna, née à Rome en 1960, vit seule dans
la capitale ou elle travaille comme secrétaire. Jusqu'à
18 ans elle a été scolarisée chez des sœurs
catholiques et à l’université elle a commencé
à s’intéresser à des « thèmes
alternatifs » sans jamais sentir de contradiction avec son
propre catholicisme. Elle témoigne ainsi de ce qui la distingue
des « touristes » présents sur les mêmes
lieux qu’elle:
Peut être un peu plus de conscience, oui plus de conscience
je crois. Peut être que celui qui voyage s’aperçoit
que devant la Vierge Noire il a une expérience inoubliable,
mais cela lui arrive par hasard, nous sommes allés la chercher,
c’est une question de conscience et d’objectifs aussi.
Marie Madeleine
entre religion catholique et spiritualité féministe
En 1982 dans le livre The Holy Blood and the Holy Grail,
Michael Baigent, Richard Leigh et Henry Lincoln affirment un lien
entre Madeleine et le Saint Graal. La plupart des nombreux ouvrages
qui ont suivi cette parution ne font que reprendre différents
éléments des théories déjà exposées
par ces auteurs. Le livre, qui fut un best-seller dans les années
1980, met en relation le Graal et la maison royale des mérovingiens,
présentée comme descendant de Jésus. Selon
Baigent, Leigh et Lincoln, le Sangraal est le sang royal,
c’est-à-dire le sang du Christ, le roi des Juifs, dont
la venue avait été annoncée dans l’Ancien
Testament. Issu de la lignée du roi David, Jésus avait
non seulement des visées spirituelles, mais aussi des buts
politiques. En se révoltant contre le pouvoir romain, il
souhaitait qu’à travers sa personne un roi de la famille
de David recouvrait le trône de Jérusalem. Ainsi, les
trois auteurs tentent de montrer comment, après le mariage
de Cana, tous les épisodes saillants de la vie du Christ
ont été mis en scène par lui-même de
sorte que le peuple juif puisse l’assimiler à l’élu
dont parlait la Bible. D’après eux, la crucifixion
n’aurait pas provoqué la mort de Jésus.
Après cet épisode Marie Madeleine et ses enfants
issus de son union avec Jésus fuyaient la Palestine et se
réfugiaient en Gaule. Les auteurs s’inspirent ainsi
de la tradition citée par Jacques de Voragine selon laquelle
Marie Madeleine serait arrivée en France avec les Saintes
Maries (Marie Salomé et Marie Jacobé), Sarah, Lazare
(son frère), Maximin et sainte Marthe (sa sœur). Sur
le sol français, le Sangraal, le sang du roi davidien,
va se mélanger avec celui des rois mérovingiens. Le
projet de réaliser la prophétie du retour d’un
roi davidien sur le trône de Jérusalem se serait perpétué
à travers les siècles. Il conviendrait dans cette
hypothèse différencier les « disciples du message
» (Pierre et l’Eglise de Rome) des « disciplines
de la descendance » dont l’existence aurait été
occultée par les premiers. Cette lignée continuera
néanmoins d’exister grâce à plusieurs
mouvements considérés comme hérétiques,
tels les gnostiques, les chevaliers du Temple, les cathares, les
rosicruciens et les francs-maçons.
Un rôle fondamental aurait été joué
par le Prieuré de Sion, un ordre fondé, d’après
les auteurs, en 1099 - par Godefroid de Bouillon, afin de protéger
les secrets liés au Sangraal. Christophe Colomb,
Léonard de Vinci, Isaac Newton et, plus récemment,
Victor Hugo et Jean Cocteau auraient compté parmi les adeptes
de cet ordre. Enfin, toujours selon la version des auteurs, l’un
des sièges du Prieuré est la localité de Rennes-le-Château,
où l’abbé Saunière, l’un des principaux
membres du mouvement, résida de 1885 à 1917, date
de son décès. De nombreux curieux visitent chaque
année la résidence de l’abbé défunt
[4].
Les théories du « Sangraal », qui servent de
base à Dan Brown pour son Da Vinci Code, proviennent
de deux courants. Le courant initié par Baigent, Leigh et
Lincoln, s’inscrit dans le corpus des théories du complot
postulant l’existence d’un Prieuré de Sion capable
de manipuler secrètement les ficelles de l’histoire
humaine. Le second courant est inauguré en 1993 par le livre
The Woman with the Alabaster Jar de Margaret Starbird.
L’auteur ré-interprète la théorie du
Sangraal dans une perspective plus « féministe
» insistant sur la figure de Madeleine enceinte, vecteur du
sang de la descendance royale. Selon l’auteur, c’est
après la crucifixion du Christ, que Madeleine mettra au monde
Sarah, fille de Jésus. Ceux deux dernières émigrent
ensuite en Gaule, et c’est en Provence que le culte de Sarah,
la Vierge des gitans, verra le jour. Marie Madeleine, la «
fiancée perdue », sera dès lors représentée
avec la peau sombre et tenant un enfant dans ses bras. Dans cette
même veine, les Vierges noires sont réputées
représenter Marie Madeleine et sa fille Sarah. Madeleine
est noire parce qu’elle est la « fiancée oubliée
» condamnée à rester dans l’obscurité
par l’Eglise officielle. L’occultation de l’importance
de Madeleine par l’Eglise correspondrait en fait à
une volonté de minimiser l’importance de la femme dans
l’histoire de la chrétienté et, finalement,
dans l’histoire de l’Humanité toute entière.
Seulement la réaffirmation d’un sacré féminin
pourra éviter, selon l’auteur, les conséquences
perverses de cette dissimulation sur l’Humanité actuelle.
Dans son roman The Da Vinci Code Dan Brown puise dans
ces deux courants et il propose une nouvelle quête du Graal
qui entraîne ses lecteurs sur certains des sites les plus
célèbres d’Europe (Musée du Louvre, Westminster
Abbey, Temple Church) et certains autres surtout connus des passionnés
de littérature ésotérique (Saint-Sulpice, Rosslyn
Chapel en Ecosse). Beaucoup de lecteurs ont été frappés
par l’hypothèse selon laquelle le personnage assis
à la droite de Jésus dans L’Ultima Cena
de Léonard de Vinci serait son épouse, Marie Madeleine.
Dan Brown emprunte cette dernière idée des auteurs
anglais Lynn Picknett et Clive Prince qu’il citera indirectement
dans son roman. A la fin du roman le héros, un professeur
de symbolique de l’université de Harvard, découvre
le lieu où se trouve le Graal, ou plus précisément,
le Sangraal, c'est-à-dire, les reliques de Marie
Madeleine. Son corps se trouverait en bas de la pyramide inversée
du Louvre qui a était voulue par François Mitterrand,
membre secret du Prieuré de Sion.
Les interprétations avancées par ces différents
auteurs appuient toutes finalement une critique de la « science
officielle ». J’ai pris le parti de considérer
ces discours comme relevant d’une « mythologie contemporaine
» dont ferait partie le « mythe de Marie Madeleine »,
avec ses multiples versions. Les textes cités dessinent en
effet, à l’instar des mythologies classiques, des figures
héroïques considérées comme divines ou
semi-divines. Ces personnages et leurs actions sont proposés
aux lecteurs comme des exemples ou des sources d’inspiration.
Comme on le verra, l’histoire qu’ils racontent n’est
pas traitée comme une vérité, mais plutôt
comme un outil théorique pour aider chacun à construire
« sa propre vérité ». La récurrence
de thematiques très générales ou ce qu’on
pourrait appeler de « conglomérats mythologiques »
d’un ouvrage à l’autre appuie cette interprétation
en termes de mythes. Dès lors, le personnage de Marie-Madeleine
tend à être spontanément associé aux
conglomérats mythiques comme « les Vierges noires »,
« les cathares », « les templiers », «
les évangiles gnostiques », « le Prieuré
de Sion », etc.
Dan Brown use largement de ce procédé dans son roman,
lorsque par exemple il fait entrer les deux personnages principaux,
Robert Langdon et Sophie Neville dans la bibliothèque de
Leigh Teabing. Ici Sophie, qui ne porte pas par hasard le nom de
dérivation grecque faisant référence à
la connaissance suprême pour les gnostiques, découvre
d’un seul coup les différents grands thèmes
liés à Marie Madeleine. Les objets et les livres présents
dans la salle sont tous des condensations de conglomérats
mythiques: un tableau de Poussin [5],
un livre sur l’histoire caché de Léonard de
Vinci, une reproduction de L’Ultima Cena, une copie
des évangiles gnostiques et finalement les textes des auteurs
qui ont influencé Dan Brown dans son roman: Lynn Picknett,
Margareth Starbird, Michael Baigent, Richard Leigh et Henry Lincoln.
La boucle est bouclée.
Les mythologies contemporaines autour de Marie Madeleine reprennent
des éléments déjà élaborés
par des mouvements tel le Wicca ou des groupes influencés
par le Wicca qu’on peut réunir sous le terme de «
spiritualité féministe». Le Wicca est un mouvement
qui apparaît dans les années 1970 aux États-Unis.
Les Wiccans ou neopaïens se revendiquent héritiers des
cultes païens pré-chrétiens. Ils se présentent
comme des maîtres dans l’art de « l’ancienne
sorcellerie » conservé par des groupes clandestins
à travers l’histoire. Le terme de « spiritualité
féministe » fait ici référence aux groupes
qui ont en commun avec Wicca certaines idées, comme
l’existence d’un ancien matriarcat, mais qui ne s’identifient
pas comme des Wiccans et ne partagent pas les mêmes
idées qu’eux sur la pratique de la magie. Beaucoup
de mes interlocuteurs sur le terrain assumaient les théories
de base avancées par le mouvement Wicca tout en
les mélangeant avec d’autres croyances. Starbird, par
exemple, tout en continuant à se déclarer de religion
catholique, reprend, dans son interprétation de la figure
de Madeleine, de nombreux éléments appartenant à
la « spiritualité féministe» [6].
Ces mouvements s’appuient sur les théories de l’archéologue
féministe Marija Gimbutas sur l’existence
d’un matriarcat originel et d’un culte européen
voué à une divinité féminine, ou encore,
les théories exposées par Margaret Murray dans The
Witchcult in Modern Europe (1921) [7],
qui postulent la persistance, tout au long du Moyen Age, d’un
culte païen bien structuré. Dan Brown, dans son Da
Vinci Code, fait souvent référence – de
même que Celso, le guide italien – à l’hypothèse
d’un matriarcat et à la continuité, à
travers les siècles, d’un culte voué à
la Déesse.
Entre christianisme
et « religion de la Déesse »
Les pèlerins de Marie Madeleine mobilisent de manière
créative des fragments de l’univers chrétien
et s’approprient des lieux de culte catholiques, sans se laisser
réduire à l’une ou à l’autre confession.
Ce sont des lieux et des personnages de la tradition chrétienne
qui font l’objet d’une re-interprétation de la
part de ces pèlerins. S’appropriant certaines idées
du domaine de la « New Age », les pèlerins empruntent
aussi des bribes de discours au mouvement Wicca afin d’interpréter
les éléments de telle ou telle église comme
représentation cachée de la religion de la Déesse.
La tendance à identifier les Vierges noires à une
représentation de la Déesse et à les rattacher
à l’existence d’un matriarcat originaire, base
d’une réinterprétation des lieux liés
à Marie Madeleine, aux cathares ou aux templiers, était
évidente chez les pèlerins italiens et présente
dans le même texte qui expliquait le contenu du voyage. Le
texte même de présentation du pèlerinage le
laisse bien voir :
La Madeleine, les cathares et les
templiers
Séminaire “La vision du Graal”
Du culte préchrétien de la Déesse Mère
jusqu’au mysticisme et la chevalerie ésotérique
médiévale.
On fera des pratiques énergétiques
et de guérison dans des lieux qui sont en relation avec le
voyage mythique de Madeleine dans les terres transalpines, au Saint
Graal, l’alchimie spirituelle, le secret des cathédrales
gotiques, aux mouvements cathares et templiers. Avec la revalidation
du principe féminin beaucoup de lieux sacrés peuvent
être explorés et vécus avec une nouvelle approche,
découvrant une géométrie et un pouvoir qui
pousse à nous ouvrir à des dimensions plus subtiles.
On touchera des lieux qui forment part du chemin de Saint Jacques,
ce sera un pèlerinage à travers le temps et l’espace
de notre Europe et de nous-mêmes pour trouver des nouvelles
visions et ouvrir notre cœur. (…) [Je traduis]
Les pèlerins se réapproprient ainsi des lieux qu’ils
considèrent avoir été volés par «
l’Eglise catholique » dont les sanctuaires auraient
été construits sur les ruines de temples païens.
Ils entendent restituer leur sens « originaire » aux
sites liés aux cathares et aux templiers sans négliger
de vénérer la puissance de la Déesse à
travers les manifestations naturelles de son pouvoir comme les grottes
et les sources. Cette réappropriation des espaces catholiques
n’implique pas un rejet complet du catholicisme pour ces pèlerins
italiens tous issus de cette tradition. Ils réinterprètent
plutôt les espaces, les figures et même les rituels
catholiques dans la visée de les reconduire à une
forme de christianisme originel jugé congruent avec leurs
propres principes spirituels.
On trouve un bon exemple de ce désir de retour à
un christianisme jugé originel chez Luca. Ce pèlerin
de 47 ans, investi de longue date dans les questions environnementales,
est aujourd’hui responsable du secteur des eaux pour une entreprise
industrielle et l’un de représentants nationaux de
Legambiente, l’un des groupes écologistes
les plus importants d’Italie. Luca a été autrefois
membre actif des « communautés de base » chrétiennes
en Italie [8],
adhésion qu’il justifie par une besoin de retourner
aux valeurs et aux rituels chrétiens d’antan. Puis
à l’âge de 35 ans il réalise que le soutien
offert par une communauté ne saurait résoudre les
difficultés qu’il rencontre dans sa vie quotidienne
et dans ses relations. Après avoir appris des « techniques
énergétiques » qui l’aident à guérir
de ses fréquentes migraines, Luca commence à la fin
des années 1990 à participer aux ateliers organisés
par Celso. Il s’éloigne alors définitivement
des communautés de base.
Il explique :
Je me suis aperçu plus tard qu’il y avait chez les
premières communautés chrétiennes une forte
présence d’un aspect complet et intégral de
ce qu’était la vie spirituelle, qui n’était
pas seulement la prière, la dévotion mais aussi tout
un chemin de techniques, d’exercices intérieurs spirituels
et énergétiques. C’est quelque chose qui dans
l’expérience chrétienne, telle que nous la connaissons
ici en occident, a été vraiment totalement masqué.
Il en reste encore les signes extérieurs.
Les pèlerins ne voient donc aucune incompatibilité
entre les « techniques énergétiques »
qu’ils emploient et le culte chrétien: ces techniques
auraient au contraire fait pleinement partie des pratiques des premières
communautés chrétiennes avant d’être progressivement
effacées. La démarche des pèlerins vise précisément
à rétablir la continuité du culte « pré-patriarcal
» de la Déesse et de la dévotion chrétienne.
Marie Madeleine et les textes qui relatent les différentes
variantes de son mythe, sont des éléments clés
de ce processus. Marie Madeleine apparaît en effet dans ce
contexte comme une figure de médiation dans le conflit entre
le Christianisme, vu comme un système en stricte relation
avec le patriarcat et l’oppression de la femme, et ce qu’on
identifie comme la religion « de la Déesse »
ou « pré-chretienne », fondée sur de principes
« pré-patriarcaux ». Le fait qu’elle ait
était considérée par l’église
Catholique comme une prostituée est perçu comme une
attaque typiquement anti-féministe [9].
En contraste avec cette vision « moraliste », Marie
Madeleine est souvent décrite dans les livres et perçue
par les pèlerins comme une femme sage, liée aux cultes
pré-patriarcaux de la Déesse, reconnue comme telle
par Jésus, qu’elle initie à des techniques spirituelles
liées à la sexualité. Pour la plupart des pèlerins
italiens Marie Madeleine n’était pas un simple disciple
de Jésus, mais une maîtresse (aux deux sens du terme
!) qui avait reconnu l’importance de Jésus avant que
les disciples masculins. Luca décrit Marie Madeleine de cette
manière:
Selon moi, elle a était vraiment…, je te répète,
je n’ai pas de données historiques pour pouvoir établir
cela, aussi parce que selon ce que j’ai vu il n’existe
pas des informations, disons, datables. Mais effectivement pour
moi elle a été une figure, même si on la lie
avec les apôtres, qui sûrement avait, si on la compare
avec les autres, une forme d’initiation à quelques
cultes des mystères non juifs et pourtant elle a réussi
avec Jésus à créer d’une certaine manière,
comment dire…, une forme d’intégration des deux
traditions, l’une probablement liée à la grande
Déesse et l’autre liée à l’aspect
juif.
Luca constate bien l’absence de « données historiques”
permettant de justifier ses théories sur Marie Madeleine.
Il se fonde plutôt sur les impressions et les intuitions suggérées
par ses lectures et ses voyages en France, qui pourront être
confirmées par des recherches dans la littérature
ésotérique sur Madeleine.
Le passage de la religion catholique vers la spiritualité
féministe ne suit pas toujours un chemin aussi linéaire.
Luciana, romaine de 40 ans et compagne de Luca, a été
élevée comme la majorité des pèlerins
de sa génération dans des institutions catholiques.
Fortement attirée par la vie contemplative, elle faillit
même entrer dans les ordres, avant d’intégrer
l’université. Elle s’oriente ensuite vers des
spiritualités alternatives. Sa découverte des thèmes
et des techniques énergétiques liés à
la spiritualité féministe s’accompagne toutefois
d’un fort sentiment de culpabilité :
(...) il y a des choses que je sens m’appartenir mais elles
me font peur. Dans quelque coin caché de mon cerveau la religion
catholique continue a faire de frein inquisiteur. Ainsi quand j’éprouve
certaines sensations il y a une partie de moi qui se sent coupable,
qui se sent sorcière. Maintenant il y a des petites résistances
qui de toute façon me font penser que la femme doit être
bonne et tranquille, ne doit pas faire certaines choses. Elle ne
doit pas être la sorcière, comme on le dit. Mais être
sorcière au contraire j’ai appris lentement que, enfin,
c’est ne pas tellement mal. Si par sorcière on entend
clairement une personne qui est capable d’avoir un certain
type de sensations, comprendre certains schèmes naturels
et servir éventuellement de médiatrice entre la Mère
Terre, l’énergie féminine, l’énergie
cosmique et le monde.
Marie Madeleine, vue comme prêtresse de la Déesse,
mais aussi comme amie intime de Jésus, offre a des femmes
comme Luciana une conciliation possible entre deux univers apparemment
contrastés. Son exemple permet la transformation de la sorcière/prêtresse
persécuté par l’Inquisition en figure positive,
honorée par Jésus lui-même.
Ambiguïtés
de textes, ambiguïté des expériences du pèlerinage
Le premier jour, lors de l’arrivée du groupe à
l’hôtellerie de la Sainte Baume, Celso explique que
l’on ne sait pas si Madeleine était vraiment arrivée
en France depuis la Palestine. Le lendemain, quand les pèlerins
entrent dans la forêt de la Sainte-Baume, Celso affirme «
sentir » la présence de Madeleine en ce lieu, expérience
facilement partageable d’après lui. Ses explications
semblent se fonder bien davantage sur ses propres sensations que
sur des références livresques. Se mélangent
ainsi un discours « historique » et un discours «
subjectif », reposant sur ses propres intuitions, perceptions
et « visions ». Le registre historique émerge
lorsqu’il s’agit de décrire au groupe les caractères
de chaque lieu, son histoire et ses liens avec Marie Madeleine,
les « templiers » ou les « cathares ». Le
registre subjectif permet, lui, de fournir des indications plus
personnelles, plus secrètes, qui appartiennent en propre
au guide et qui n’auraient pas été disponibles
pour le pèlerin se fondant uniquement sur une connaissance
livresque.
Le discours subjectif est aussi employé pour montrer l’effet
des rituels ou pour exposer les « exercices énergétiques
» à effectuer à chacune des étapes du
pèlerinage. Son autorité en tant que guide du groupe
parait dépendre non seulement de ses connaissances sur Marie
Madeleine, mais aussi des expériences de « contact
» qu’il prétend avoir eu avec cette entité
méta-empirique. L’un des « exercices énergétiques
» exécuté le plus fréquemment par les
pèlerins consiste à mettre en relation leur propre
« corps énergétique » et « l’énergie
» présente dans un lieu donné. Ainsi, lorsque,
à Saint-Maximin en Provence les pèlerins effectuent
un « exercice de connexion » avec les reliques de Marie
Madeleine, chacun est invité à se positionner devant
le reliquaire afin de créer « une corde invisible »
apte à relier « l’énergie » émanant
des ossements à celle de la personne. Le guide explique que
chacun doit vivre sa propre expérience de connexion avec
l’énergie de Marie Madeleine, dans la mesure où
chacun est un individu unique, doté de caractéristiques
propres. Le fait qu’il y ait des personnes qui, dans certaines
circonstances, ne ressentent rien de particulier pendant l’exercice
n’est pas interprété dans cette perspective
comme un échec mais, plutôt, comme l’expression
de la singularité du contact établie par chaque individu
avec des énergies également singulières.
Quand, lors de la visite de tel ou tel site, je demandais aux
pèlerins de me faire part de leurs impressions et de leurs
expériences, souvent, leurs réponses amalgamaient
elles aussi leurs propres sensations et les informations puisées
dans des livres ou glanées sur des sites web. Eux-mêmes,
toutefois, distinguaient ces deux domaines et, parfois, utilisaient
leurs lectures pour confirmer leurs intuitions. Concernant le château
de Montségur, par exemple, Luciana, la compagne de Luca,
me disait avoir ressenti une forte angoisse et une empathie de souffrance
en arrivant aux pieds de la colline où se dressent les ruines
du château cathare. Elle opérait de la sorte un lien
entre ses propres intuitions et les extraits qu’elle avait
lus sur le massacre des hérétiques qui s’était
déroulé à cet endroit précis.
S’il est vrai que les pèlerins appuient leurs propres
perceptions sur leurs lectures, ils ne se laissent pas, pour autant,
limiter par les exégèses fournies par les auteurs.
A plusieurs reprises, ayant demandé à quelqu’un
de me conseiller un livre, il me suggérait un ouvrage, tout
en ayant soin de me préciser qu’il n’était
pas entièrement d’accord avec toutes les interprétations
que l’on pouvait y trouver et que le plus important restait
le fait de suivre ses propres intuitions. Aussi les pèlerins
se donnent-ils une grande latitude pour « bricoler »
les « mystères » et les théories relatifs
à Marie-Madeleine à la manière de leur guide.
A chaque fois que le groupe arrive quelque part, le guide leur
raconte l’histoire du site et les éclaire sur ses «
caractères énergétiques ». Il se réfère,
alors, aux « grands mystères », comme celui du
« Graal » ou des « cathédrales gothiques
» [10],
mais aussi, à la « géomancie » [11].
Dans ce dernier cas, on postule qu’il existe des « courants
telluriques » traversant la Terre et qui forment une énorme
« maille énergétique ». Les points où
les « lignes énergétiques » se rencontrent
constituent des lieux où « l’énergie »
est particulièrement forte. Cette théorie admet que
les peuples anciens, les « Celtes » par exemple, connaissaient
ces sites et qu’ils y construisirent leurs temples. Le guide
de notre groupe soutient de même que les maçons ayant
bâti les cathédrales gothiques connaissaient, eux aussi,
les secrets de la géomancie et qu’ils choisirent des
endroits particulièrement « puissants » pour
dresser leurs constructions. Ainsi, chaque site visité, sur
les traces de Marie Madeleine, était réputé
s’élever dans un espace considéré comme
« chargé d’une grande quantité d’énergie
» [12].
Le même va et vient entre savoir livresque et expérience
personnelle est présente dans les textes qui basculent entre
différents registres. Conscients des critiques qu’ils
encourent et en partie contraints par elles, les auteurs oscillent
sans cesse entre un registre « romanesque » et un registre
« scientifique ». D’un côté, ils
se présentent comme des écrivains se promenant entre
le domaine de la mythologie et celui de l’histoire, de l’autre,
ils essaient d’affirmer leur statut de chercheurs et entendent
montrer la valeur scientifique de leurs théories. Dans leur
préface à la réédition de 1996, tout
en essayant de contrecarrer les attaques des historiens, de démontrer
l’authenticité de leurs sources et, pourtant, la véracité
de leurs affirmations, Baigent, Leigh et Lincoln présentent
leur livre comme donnant les clés d’une « quête
moderne du Graal ». Ils invitent leurs lecteurs à entreprendre
chacun sa propre quête. Si, en début d’ouvrage
ils qualifient leurs théories d’hypothèses,
ils s’y réfèrent par la suite comme à
des acquis. Il s’ensuit que des auteurs telle Margaret Starbird
ou, plus tard, Dan Brown reprennent les deux thèses principales
de The Holy Blood and the Holy Grail - c'est-à-dire
le secret de la Sangraal et l’existence d’un
Prieuré de Sion depuis 1099 - comme s’il s’agissait
de théories consolidées. C’est ainsi que, dans
le Da Vinci Code, l’on peut lire parmi les notes
« historiques » qui précèdent le roman
que le Prieuré de Sion a été fondé en
1099 par Godefroid de Bouillon.
Dans les livres qui proposent des fragments de ce que j’ai
appelé une « mythologie contemporaine », le lecteur
est souvent invité à suivre sa propre intuition, à
expérimenter à la première personne les théories
exposées afin de pouvoir les discuter. Le même auteur
peut présenter différentes hypothèses autour
d’un seul personnage « historique », comme Marie
Madeleine, dans un style où le principe de non-contradiction
cède sa place à la relativité des « vérités
», à la subjectivité de chaque lecteur et de
toutes ses interprétations. C’est ainsi que Madeleine
peut être, tour à tour, décrite soit comme le
maître qui, avant d’en être séparé,
apprend à Jésus les techniques de la sexualité
sacrée, soit comme son épouse fidèle, mère
de ses enfants.
En revenant à la diversité des registres, il faut
souligner la différence entre les ouvrages qui se présentent
eux-mêmes comme des romans, tel le Da Vinci Code,
et d’autres textes qui réclament, même de manière
ambiguë, le statut d’étude historique, tel The
Holy Blood and the Holy Grail. Dans sa propre page Web, Dan
Brown préfère ne pas prendre position face à
des théories qui, dit-il, tout de même, « have
merit », ont du mérite [13].
Il déclare qu’il s’agit d’un « work
of fiction » et que chaque lecteur doit faire ses propres
interprétations. Baigent, Leigh et Lincoln, au contraire,
continuent leur tâche de « chercheurs » s’attachant
à démonter les critiques que les historiens portent
à leurs théories. Ils sont souvent définis
par leurs lecteurs comme des « historiens » courageux
qui, à la différence de « certains romanciers
», ont le courage d’affirmer la « scientificité
» de leurs théories.
L’énorme succès rencontré par le Da
Vinci Code a suscité, dès 2003, date de sa première
parution, un intérêt croissant pour la figure de Madeleine.
Aux Etats-Unis, un vif débat a été déclenché
par sa publication et depuis de nombreux ouvrages sont parus sur
le sujet. Le réalisateur Ron Howard - connu pour l’Oscar
remporté en 2001 avec son film A Beautiful Mind
- est en train d’effectuer une adaptation cinématographique
du Best-seller de Dan Brown. Les journalistes américains
ont déjà comparé les controverses autour du
Da Vinci Code avec celles qui ont surgi à propos
du film de Mel Gibson La passion du Christ [14].
Le Vatican a invité les catholiques à ne pas lire
ce roman [15].
Ayant eu l’occasion de revoir deux ans plus tard certains
des pèlerins accompagnés en 2003, tous avaient lu
le Da Vinci Code décrit sans ambiguïté
comme “un roman”. Certains avaient apprécié
le scénario et le suspense du thriller, d’autres non.
Tous affirmaient cependant que même si les théories
du livre n’étaient pas tout à fait exactes,
sa publication devait être considérée positive
car elle avait “fait réfléchir les gens”.
Ce roman avait d’après eux ouvert les yeux à
tout un grand public et éveillé un questionnement
sur des thèmes religieux qui pouvaient porter les lecteurs
vers une recherche de “spiritualité”.
Marie Madeleine
et le coyote
Les pèlerins qui parcourent le « chemin de Marie
Madeleine » en France ne se contentent pas de reprendre les
théories exposées dans tel ou tel livre et n’intègrent
pas passivement les interprétations fournies par le guide
du groupe. Ils utilisent activement l’ensemble des informations
qui leur sont données pour construire une relation toute
personnelle avec « l’énergie » qu’ils
« sentent » être présente dans les lieux
du « chemin » et avec l’entité meta-empirique
de Marie Madeleine.
Beaucoup m’ont ainsi expliqué qu’ils espéraient
que les énergies présentes dans les différents
lieux visités pourraient les aider à se comprendre
et à mieux se sentir. Ils se considéraient comme des
individus en route vers une quête personnelle et utilisent
en ce sens des textes jugés « utiles ». Mais
les théories formulées dans ces textes ne sauraient
représenter pour eux une vérité ultime, mais
plutôt des instruments ayant pour finalité l’élaboration
d’une vision personnelle de la vérité, vérité
de l’histoire de Jésus comme de leur propre histoire.
Pour les pèlerins de Marie Madeleine, ces textes forment
part d’un univers éditorial bien plus vaste où
l’on trouve des livres sur la spiritualité, sur les
techniques de relaxation ou de développement personnel. Suivant
une image reprise par plusieurs pèlerins, chaque livre ajoute
un une petite pièce de savoir au vaste puzzle de leur propre
connaissance. Leur univers est constitué de plusieurs vérités
possibles qui sont refusées ou acceptées en fonction
de leurs besoins du moment, des sensations et des opinions les plus
personnelles mêlées aux théories présentées
par les différents livres. Tel est ainsi la finalité
du pèlerinage : se trouver soi-même, sa propre vérité
et s’enrichir des « énergies nourrissantes »
disponibles en certains endroits liés directement ou indirectement
à la figure de Marie Madeleine.
Luca décrit ainsi les sensations associées au sentiment
d’une « présence » de Marie Madeleine et
qui lui permettent de la distinguer à coup sûr d’autres
entités féminines :
Pour moi sentir la Madeleine c’est sentir vraiment la Madeleine,
un peu parce qu’à travers cette forme de contact, intérieure,
cela m’évoque toute une série d’images
et d’émotions qui me reconnectent avec elle parce que
je connais son histoire, à travers ce que j’ai lu,
ce que j’ai pu noter d’elle. Je sais que ces émotions
m’évoquent son image et ne m’évoquent
pas l’image de quelqu'un d’autre.
Ces pèlerins semblent finalement beaucoup moins intéressés
par la vérité historique de certains sites et d’êtres
naturels (cathares, templiers) ou surnaturels (Marie Madeleine,
la Vierge) que par « l’énergie » associée
à ces êtres et les avantages que peut leur procurer
un contact avec cette énergie. Les livres fondés sur
la reconstruction d’une histoire cachée sont de même
pour eux des moyens employés pour élargir leur conscience
ou pour mettre à distance les valeurs reçues dans
leur propre éducation, et se créer une vérité
en harmonie avec leurs besoins et leurs affects. Cette « vérité
» est donc destinée à évoluer en même
temps que leurs besoins, leurs émotions, leurs affects.
La Marie Madeleine qui émerge des textes ésotériques
contemporains apparaît comme un support assez souple pour
recevoir des attributs multiples, comme en témoigne les divers
registres utilisés pour parler de son histoire et les différentes
caractérisations de sa personnalité et de sa relation
avec Jésus. Femme de Jésus et mère de ses enfants
chez Baigent, Leigh et Lincoln, elle devient le vecteur du sang
de Christ par lequel la continuation de la généalogie
davidienne est rendue possible. Chez Starbird Marie Madeleine reste
femme et mère, mais en association avec la figure du maître
en sagesse, de la prêtresse de la Déesse. Marie Madeleine
attire de plus à elle deux systèmes de croyance que
les pèlerins perçoivent comme entrant en tension,
celui de l’Eglise et celui lié à la «
religion de la Déesse ». Avec son ambiguïté
Marie Madeleine rappelle la figure du coyote dans les cultures amérindiennes
de l’Amérique du Nord analysée par Lévi-Strauss
(1958). Le coyote est décrit en effet
comme « le médiateur » qui « permet le
passage de la dualité à l’unité »
et qui « retient quelque chose de la dualité qu’il
a pour fonction de surmonter » (Lévi-Strauss
1958:251). Cette ambiguïté de Marie Madeleine est
présente dans les textes modernes qui la présentent
comme compagne spirituelle et/ou sexuelle de Jésus mais aussi
dans les mots des pèlerins qui la décrivent. Madeleine
y apparaît comme la médiatrice par excellence entre
la religion de la Déesse et le christianisme. Elle permet
aux pèlerins de surmonter la contradiction entre les «
contacts énergétiques » qu’ils réalisent
et les fondements de l’éducation catholique qu’ils
ont reçus. Dans le corpus des mythologies contemporaines,
Marie-Madeleine offre ainsi la possibilité à ceux
qui empruntent son chemin de réconcilier efficacement un
christianisme qui reste valorisé et un univers « pré-chrétien
» et supposé « originel » [16].
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